"Cher
Collègue,
Dans votre dernier message, vous me demandez si les débats « sociétaux »
auxquels j'ai participé dans ma carrière parlementaire, ont ressemblé à
celui qui vient de se dérouler dans l'hémicycle. Je vous réponds que je leur
vois moins de ressemblance que de continuité : selon moi, les discussions qui
ont accompagné la légalisation de l'avortement, il y a presque quarante ans,
l'institution du pacs en 1999 et l'ouverture du mariage aux homosexuels
aujourd'hui, forment un seul et grand débat qui n'est d'ailleurs pas clos.
Pour expliquer ma pensée, je crois utile de souligner d'abord quelques traits
de la méthode par laquelle le gouvernement Ayrault a fait voter sa loi.
L'ETONNANTE PRECIPITATION DU GOUVERNEMENT
Comme vous me le dites, la majorité de l'Assemblée n'a guère été appelée à
réfléchir ; elle s'est laissé emporter par les envolées lyriques de la Garde
des Sceaux. Le député rapporteur a rivalisé avec la ministre dans l'élan
oratoire : « Il est venu, le temps de l'égalité ! » s'est-il écrié dans une
formule qui résumait leur plaidoyer commun. En réalité, il est venu le temps où
le mariage et la filiation sont redéfinis en fonction de l'homosexualité. Il en
résulte un bouleversement de ces institutions multiséculaires. Voici un exemple
: jusqu'à présent l'homme et la femme apportaient à l'enfant ce qu'il pouvait
recevoir de plus précieux de l'un et de l'autre : la mère lui donnait la vie et
le père son nom. Le don du nom était le signe de devoirs propres à l'homme. Il
empêchait une exclusivité maternelle dont la science montre l'insuffisance pour
la formation de la personnalité. Avec la loi Taubira, l'enfant se verra
attribuer les deux noms par ordre alphabétique, sauf si les parents demandent
expressément et par déclaration conjointe qu'il en soit autrement. Le nouveau
système a été fait pour convenir aux « couples » homosexuels mais il brouille
un repère simple et clair de filiation masculine pour tous les autres. Les
relations de père à enfant, que l'on sait fragiles dans notre société, en
seront davantage affaiblies.
Si encore ce bouleversement était nécessaire pour satisfaire une part
significative du peuple français ! Mais il n'en est rien. L'Espagne, qui nous a
précédé dans la légalisation du « mariage homo », nous offre des statistiques
instructives : passé un effet de mode qui a fait monter de tels mariages
jusqu'à 2% du total, leur proportion est retombé à 0,1%. Il en va de même au
Canada. Vous avez raison de vous demander pourquoi le parti au pouvoir
s'acharne à remodeler l'institution familiale au profit d'une infime minorité
dont le genre de vie est et restera réfractaire à la conjugalité.
Votre perplexité a été accrue par la précipitation du gouvernement dans cette
affaire. Des dossiers graves et urgents réclamaient l'attention de l'Assemblée
: l'équilibre du budget par exemple ou la montée du chômage. Aucune enquête
d'opinion, aucun mouvement de rue n'appelaient les députés à voter, toutes
autres affaires cessantes, l'ouverture du mariage aux homosexuels. Au
contraire, l'imminence du débat a provoqué d'imposantes manifestations
d'hostilité. Et, selon tous les sondages, ni François Hollande ni Jean-Marc
Ayrault ni Christiane Taubira ni aucun responsable de la loi n'ont été
récompensés de leurs efforts par la moindre poussée de popularité. Alors,
quelle raison à cette hâte ?
Il faut expliquer pourquoi tant de risques ont été pris pour si peu de
bénéfices visibles. Vos collègues du Palais Bourbon, qui ont cédé à
l'exaltation du discours ministériel, ne se posent apparemment pas la question.
Essayons de réfléchir plus qu'eux.
UNE IDEOLOGIE QUI VEUT DOMINER LA VIE DES COUPLES
Je pense que le but réel de la loi Taubira n'est pas l'émancipation des
homosexuels mais l'accomplissement d'une idéologie. C'est vers cet
accomplissement que convergent toutes nos lois « sociétales » depuis un
demi-siècle. Pour le comprendre, il nous faut revenir à leur mère commune, la
loi Neuwirth (1967).
A l'époque, les progrès rapides de la biologie ont conduit à un mode simple et
efficace de contraception chimique. Le succès de la « pilule » fut immédiat :
elle apparut à la quasi-totalité des couples comme l'instrument décisif qui
leur permettrait de maîtriser leur fécondité. En elle-même leur aspiration
était légitime. Le législateur ne pouvait y rester insensible. La loi Neuwirth
est née de là. Mais la pilule et le stérilet ont apporté aussi avec eux un
autre effet, sous-estimé jusqu'à aujourd'hui. En refoulant ou en contrariant
les lois naturelles propres au corps, ils ont accrédité la croyance que ce dernier
n'est qu'un outil à la disposition de l'esprit de chaque individu. Et les
esprits, n'éprouvant plus les contraintes des corps, ont aspiré à une autonomie
sans limite. La contraception chimique et mécanique, telle que les techniques
l'ont façonné il y a un demi-siècle, a donc eu de grandes conséquences morales
: c'est d'elle que vient la fragilité des couples contemporains, qui ne
connaissent plus la solidarité croisée des corps et des esprits ; d'elle
encore, l'indifférence aux lois du corps, qui se manifeste par exemple dans
l'égalité exigée entre hétéro et homosexualité ; d'elle toujours, le refus de
son propre corps, réclamé par ceux qui veulent changer de se.xe et, sous une
forme différente, par les partisans de l'euthanasie ; d'elle enfin, cette aspiration
à être soi contre la vie de son corps, dont témoigne le droit à l'avortement.
L'euthanasie, l'avortement, l'homosexualité ont toujours existé. Mais c'est
seulement dans le sillage de la contraception chimique qu'ils ont réclamé une
reconnaissance positive.
Cette croyance est restée masquée pendant longtemps. A cause de son caractère
presque invisible, les hommes politiques du dernier demi-siècle ont fait des
lois dont ils n'ont pas compris, sur le moment, la vraie nature ni les
véritables conséquences. Le gouvernement Pompidou pensait sincèrement, en 1967,
que la pilule allait conduire à des « couples plus harmonieux » et des «
familles plus heureuses ». Ses successeurs ont été interloqués par les
statistiques qui ont enregistré la montée fulgurante des divorces et la
multiplication des familles monoparentales. Simone Veil a été, à son tour,
décontenancée par le flot qui a renversé les barrières fragiles qu'elle avait
posées à l'interruption volontaire de grossesse. Lionel Jospin est encore
ulcéré de constater qu'au rebours de ses prévisions, le Pacs, loin d'éteindre
les demandes de mariage homosexuel, les a attisées. Dans les faits, la croyance
qui se cachait derrière la « libération sexuelle » a imposé sa propre
dynamique. Elle a débordé les calculs erronés et les promesses inconsidérées
des gouvernants qui sous-estimaient sa puissance.
Nous n'avons plus l'excuse des hommes politiques du passé parce que
l'expérience accumulée depuis cinquante-cinq ans parle suffisamment fort. Nous
pouvons mesurer les conséquences des lois « sociétales » d'hier et donc deviner
où nous conduisent celles d'aujourd'hui. Il n'est pas difficile de prévoir, par
exemple, que la légalisation du mariage homosexuel annonce logiquement celles
de la procréation médicalement assistée et de la gestation pour autrui. Les
dénégations ministérielles ne peuvent plus être imputées à l'aveuglement. Elles
relèvent du mensonge. Puis-je le prouver? Bien sûr. Si, pour faire passer sa
loi, le gouvernement a pris tous les risques que nous avons relevés tout à
l'heure, ce ne peut être que pour servir un impératif si fort qu'il lui a fait
négliger les contingences. Et cet impératif est la croyance que je viens
d'évoquer. Désormais elle se présente sans voiles. Elle domine même les idées
de notre époque au point d'être devenue l'égale d'une foi religieuse. Elle
proclame que l'humanité est proche d'une libération d'immense portée. Autrement
dit, elle s'est transformée en idéologie. Le rapporteur de la loi Taubira, qui
est un de ses fidèles, a expliqué son but quand il a affirmé que le jour venait
où l'on pourrait « en finir avec la filiation biologique pour en venir à la
filiation volontaire ». La gestation pour autrui sera un mode banal de
procréation. Le corps sera enfin devenu un simple outil, reconnu comme tel par
la loi : il pourra être vendu et acheté selon sa valeur marchande. Ce
gouvernement sait où il va, contrairement aux précédents. Ses perspectives
dépassent de loin son souci des homosexuels. Cherche-t-il d'ailleurs à savoir
qui ils sont et ce dont ils ont vraiment besoin ? Il s'en fait une idée qui
l'arrange. Il pousse en avant le maigre peloton de l'association LGBT (un peu
plus de mille adhérents) dans sa bataille pour la « libération sexuelle ». Il
ne s'intéresse pas à la réalité des « gays » et des lesbiennes, celle de
personnes qui traînent douloureusement une blessure inguérissable.
Voyez comme le mariage est loin des préoccupations de nos dirigeants. Vous les
avez entendus, dans leurs envolées oratoires, proclamer que la loi Taubira
allait le « redynamiser » et lui « donner une nouvelle richesse ». Mais ils se
gardent d'y conformer leurs vies privées. Le Président de la République, la
plupart de ses ministres et la majorité des députés socialistes n'envisagent
pas plus qu'avant, de se marier avec leurs concubines. La cohérence de leurs
comportements personnels avec leur politique existe mais elle est à chercher
bien au-delà.
SES CONSEQUENCES SOCIALES ET POLITIQUES
Traduit en projet politique, l'idéologie en question devient une lutte pour
libérer le peuple français de conditionnements qui lui ont été imposés par la
bourgeoisie ou le judéo-christianisme ou la tyrannie patriarcale ou les trois
au nom de lois prétendument inscrites dans les corps. La gauche en fait sa
nouvelle cause : elle est aujourd'hui presque unanime à estimer que la
différence sexuelle est une fausse donnée, la distinction entre géniteurs et
parents un progrès nécessaire, la libre disposition de son corps un droit
fondamental jusque dans l'avortement et l'euthanasie ; elle s'enthousiasme pour
le grand combat émancipateur que l'histoire lui confie. Il remplace la lutte
des classes, qu'elle a dû abandonner après l'échec des projets marxistes.
Prenons garde, cher collègue, de sous-estimer les conséquences sociales et politiques
de cette croyance devenue idéologie. J'en résume le danger en indiquant qu'elle
attaque et affaiblit la solidarité dans notre société. La solidarité entre
corps et esprits est la première atteinte. Les esprits, à leur tour, sont
poussés à considérer comme primordiale une recherche de soi strictement
individuelle et immédiate. La solidarité avec les autres leur paraît secondaire
et confuse. C'est de cette source que coulent les comportements
caractéristiques de notre époque : la préférence donnée à la consommation
privée sur les investissements collectifs ; le fatalisme résigné face à
d'insolentes inégalités de revenus ; le désintérêt pour la connaissance de
l'histoire et la peur de l'avenir. Le citoyen que l'idéologie façonne peu à peu
vit par lui et pour lui dans le présent. Pour le reste, il s'en remet à la
tutelle de l'Etat.
C'est pourquoi l'Etat est obligé de courir à l'aide de toutes les victimes
d'une solidarité sociale en régression. Des millions de familles monoparentales
- c'est à dire des mères abandonnées avec leurs enfants jeunes - seraient dans
une misère irrémédiable sans les allocations massives que les gouvernements
leur prodiguent depuis trente ans. Des bataillons d'éducateurs, psychologues,
psychothérapeutes, animateurs, juges pour enfants sont mobilisés pour
socialiser les adolescents violents, drogués, délinquants, instables ou
simplement en marge de la société, qui ont pour seul point commun d'avoir fui
des familles artificielles ou éclatées. Il faudrait y ajouter les vieillards
laissés à leur solitude pour lesquels il a fallu inventer l'APA et d'autres
catégories encore. Cette action sociale coûte cher, si cher que le gouvernement
actuel est devenu incapable d'augmenter ses dépenses au rythme des besoins. Il
est obligé de faire des choix. Observez lesquels : il cherche à réduire les
allocations attribuées aux familles mais il décide que les avortements seront
désormais gratuits. Il révèle ainsi le projet politique qui l'anime. Soyez
certain que la procréation médicalement assistée et la gestation pour autrui
seront demain remboursées par la sécurité sociale. Il sera intéressant de
savoir quelle dépense sera rognée en contrepartie.
A LA POUBELLE DE L'HISTOIRE ?
Le ministre de l'Education nationale a voué les opposants à la loi Taubira à la
poubelle dans laquelle l'Histoire jette ceux qui s'opposent à la marche du
progrès. Est-il conscient d'avoir repris une prédiction que les marxistes
d'antan appliquaient à leurs adversaires ? Leur erreur aurait dû le rendre plus
prudent. Plusieurs indices laissent penser que l'Histoire pourrait désavouer la
prophétie ministérielle. Le projet politique qu'il partage avec François
Hollande est de moins en moins accepté à mesure qu'il se réalise. Certes la
contraception chimique a séduit l'écrasante majorité des couples. Mais c'est
parce que son joug était le passage obligé vers un libre contrôle de leur
fécondité. Quarante ans plus tard, le Pacs, présenté comme un grand pas vers la
libération sexuelle, unit péniblement 3% de la génération des jeunes de 18 à 40
ans. La loi Taubira, qui se veut une étape majeure sur la même voie, dresse
contre elle une hostilité massive. La dynamique qui conduit à la séparation
totale entre corps et esprits, se heurte à une résistance de plus en plus
forte.
Et puis cette idéologie et le projet politique qui l'accompagne reposent sur un
socle fragile : la pilule, invention technique vieille d'un demi-siècle. Si
demain, une autre invention technique, qui offrira aux couples une maîtrise
efficace de leur fécondité sans enfreindre la loi naturelle des corps, devient
disponible, le charme sera rompu. La séparation absolue de corps et de l'esprit
apparaîtra comme une violence inadmissible faite à l'intégrité de la personne.
C'est le projet soutenu par M. Peillon qui risque de finir dans la poubelle de
l'Histoire.
Non, cher collègue, le débat commencé il y a plus d'un demi-siècle n'est pas
clos. Vous et moi avons défendu la plénitude de l'homme et la dignité de
l'Etat. Notre cause est la bonne. Elle l'emportera.
Michel Pinton "